La dame aux pommes
Un jour, je suis revenue d’Afrique où j’avais passé toute ma vie. Une vie d’enfant qui ne comptait alors que douze années — douze années vécues ailleurs, à l’étranger, dans un autre univers. Cette manière de parler de mon retour m’avait donné l’impression que le monde était cloisonné, compartimenté. Il y avait notre monde européen et celui-là, là-bas, au loin. Celui dont on revient un peu par surprise ou par accident. Je me suis sentie comme une revenante, comme si l’on ne m’attendait pas, comme si j’étais subitement apparue, revenue à la mémoire des gens. Comme si c’était un miracle que de pouvoir franchir à nouveau la frontière dans le sens retour.
Et puis, on m’a regardée. Examinée plutôt. Pour voir si je n’étais pas trop différente, pas trop transformée par le pays qui m’avait accueillie pendant ces années d’absence.
Et la vie a repris son cours « normal ». Comme si elle avait été anormale avant ! Je suis retournée à l’école, j’ai appris à traverser au feu vert, à nouer mes lacets… Je suis retournée à l’église. Un dimanche, on m’a présenté une vieille dame. On m’a dit :
C’était elle, les pommes séchées.
Je regarde sans comprendre. Elle, les pommes séchées… C’était souvent comme ça : rentrer au pays, revenir, ça veut dire remettre les phrases dans l’ordre, retrouver le contexte, relier les mots entre eux, ajouter un verbe ou deux pour donner du sens… Elle, les pommes séchées… Je regarde à nouveau la vieille femme. Elle a l’air gentille, elle parle doucement, se lève difficilement. Elle a les mains et le visage tout ridés.
Je ne l’ai connue que de loin, au travers de cette histoire de pommes séchées. Elle est décédée trop rapidement après pour que j’aie le temps de tisser des liens plus profonds avec elle. Elle avait, disait-on, passé sa vie à aider ici et là. Elle avait tricoté, fait des bocaux de fruits, cuisiné, apporté des repas… et elle avait fait des sachets et des sachets de pommes séchées. Des sachets par millier. Ces sachets avaient ensuite été envoyés dans toute l’Afrique à tous ceux qui, de près ou de loin, partageaient avec d’autres la bonne nouvelle de l’Évangile. J’avais moi aussi mangé quelques-uns de ces fruits séchés qui transmettaient un message tout simple : je pense à vous, même au loin, même sans vous connaitre vraiment.
C’était la dame aux pommes.
La dame du mur
Dans mon souvenir, cette vieille dame était aussi la dame du mur. Pas un mur de brique ou de paille. Mais un mur de béton et de barbelés. Un mur pour barrer les routes, cloisonner, contenir, diviser. Certains s’imaginent qu’il est possible de construire des murs entre les peuples, d’en confiner certains à l’Ouest et d’autres à l’Est.
La dame aux pommes, celle qui tissait des liens par-delà les frontières, s’indignait de la fracture qu’engendrait le mur. Sa manière de se révolter contre cette injustice, c’était de s’agenouiller, de joindre les mains et de prier. Il m’a été raconté qu’elle priait tous les jours pour que tombe le mur de Berlin. Pendant 10 ans. Des années à éplucher des pommes, envoyer ses paquets de fruits au bout du monde tout en priant pour qu’un mur tombe.
Un jour, quelqu’un m’a demandé si Dieu se lasse d’entendre toujours la même prière. C’est là que le souvenir de la dame du mur a refait surface. Il y a des obstacles qui sont tenaces, des murs qui semblent infranchissables, des guerres qui n’en finissent pas, des années de prison interminables. Mais il y a aussi des gens qui savent faire chaque jour les mêmes gestes et dire les mêmes mots simples. Il faut parfois donner de nombreux coups de pioches avant que la brèche ne lézarde le mur. Il faut beaucoup de tranches de pommes séchées pour rassasier un enfant.
À votre avis, c’était comment ce jour de novembre 1989 pour la dame aux pommes ? C’était comment, pour la dame du mur, de revoir là, dans une église, une enfant qui avait mangé ses pommes sous le soleil d’Afrique ?
Prier inlassablement un Dieu inlassable
Prier, c’est participer aux petites comme aux grandes choses de ce monde. Un monde qui forme un tout, qui n’est pas cloisonnable. Je ne sais pas si tous les murs tomberont sur cette terre, mais je sais que je veux être de ceux qui, par la prière, auront combattu pour la justice dans ce monde.
Les murs d’aujourd’hui ont d’autres noms et d’autres visages. Nous regardons les titres qui font l’actualité et nous pouvons être désemparés. La dame du mur nous rappelle que nous pouvons agir et ne pas rester muets. Que quelqu’un de tout-puissant entend, voit et agit.
Ne nous lassons pas de prier pour que cessent les injustices, car Dieu ne se lasse pas de nous entendre. Une pomme après l’autre, une prière après l’autre, tout compte dans l’étrange économie de Dieu, où se mettre à genou c’est combattre.
La dame aux pommes m’a donné bien plus que des pommes. Elle a façonné pour moi ce qu’est une vie de prières.
Miryam Lott